lundi 15 novembre 2010

Pour le partage d'ignorance

Lors d'une intervention récente dans un Master management, je proposais aux étudiants de travailler en groupe sur l'une de leurs préoccupations concrètes. Le réflexe de la majorité d'entre eux fût de dire
« Pour savoir comment agir dans ce projet, il faudrait inviter quelqu'un qui ait déjà fait quelque chose de semblable, et qui nous donne ses conseils, son expérience ».
C'est bien entendu UNE façon d'avancer, si l'on trouve un « expert » disponible et pertinent sur le sujet. MAIS, et tout l'enjeu de la mobilisation collective est dans ce « mais » :

  • Comment s'assurer que l'expert et bien l'expert qui convient à notre situation ? N'y a-t-il pas un risque à penser que les contextes d'action qui ont été les siens sont aussi les nôtres ?
  • Si nous le mettons en position de « sachant » et nous mettons face à lui en position de « récepteurs » de son savoir, à quel moment allons-nous exercer notre esprit critique, et sur quelles bases ?
  • Quelles questions allons-nous lui poser pour être certain qu'il réponde à nos besoins essentiels ?
  • Comment aller explorer les autres facettes du projet, les conditions de réussite autres que celles retenues par cet expert, qu'il présente spontanément ?
  • Comment reprendre de la distance par rapport à son expertise pour revenir à notre contexte ?
  • Comment aborder avec lui notre "besoin" réel ?
Le cas universitaire présente un risque supplémentaire : l'expert recherché n'était pas nécessairement quelqu'un de qualifié, une autorité ou quelqu'un ayant spécialement réfléchi au sujet, mais simplement quelqu'un qui aurait eu une expérience semblable... C'est encore pire, car on s'appuie alors sur une expérience singulière, et le travail de distanciation / transposition est d'autant plus grand, pour les deux parties.

Un expert n'est pas nécessairement un pédagogue, et un expert pédagogue prendra toujours la précaution de ne pas répondre trop vite à une demande directe. Il prendra le temps de faire reformuler la demande, de provoquer un débat, explorer les enjeux. Bref, il acceptera de quitter pour un temps son rôle d'expert pour devenir animateur, avant d'injecter si nécessaire sa propre expérience, sur les points qui lui semblent pertinents.

Je vous invite à légitimer des temps collectifs de travail qui préparent, organisent et rendent plus efficaces les rencontres avec les experts et les « réunions d'avancement ». Ces temps, qui valorisent l'ignorance pour la dépasser, sont réellement des temps de production : structuration des questionnements, expression des attentes de chacun, recueil des expériences connexes, bref, construction d'un collectif s'interrogeant en tant que tel, et non juxtaposition d'individus qui se jaugent et évitent de se dévoiler.

A défaut, il reste possible de recueillir l'avis de l'expert, PUIS réagir à chaud sur ses propos, pour ouvrir le débat. Soyez dans ce cas vigilants sur l'usage du temps. Si le groupe n'a pas réfléchi AVANT aux « bonnes » questions à poser, il est probable que 80% des interactions concernent des points de détail, des définitions, des anecdotes, et non ce qui peut vous mettre dans une dynamique effective, vous aider à (re)prendre le contrôle de votre projet. Vous aurez mal utilisé votre temps, et le sien.

Managers, dirigeants,demandez-vous de temps en temps si vous ne valorisez pas trop ceux qui prétendent savoir au détriment de ceux qui savent douter. Car accepter ne pas savoir est souvent le premier pas d'une innovation réussie. Mettez des "néophytes" dans vos groupes projets. Leur contribution sera extrêmement rentable... si vous avez aussi appris au groupe à les accueillir et les écouter, mais ceci est une autre histoire...

Quelques "bonus" :
  • Sur les questions de pédagogie dans l'enseignement supérieur, j'aime bien le blog d'Amaury Daele 
  • Courez acheter le numéro de Sciences Humaines de décembre 2010 : imaginer, créer, innover...
  • Les « réseaux de partage d'ignorance » n'existent pas encore, mais j'ai voulu à travers le titre de ce billet faire un clin d'oeil complice aux réseaux d'échange de savoirs, qui restent une belle initiative, dans le champ social (article Ekopedia)

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